Informations complémentaires
Format | 190 x 260 |
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Pages | 76 |
ISBN | 9782356877017 |
Date de parution | 21/12/20 |
15.00€
Catalogue de l’exposition Tipees d’Aurélie Gravas à Alice Gallery Bruxelles.
Texte de Paul Ardenne
« Peindre, pour moi ? L’envie de créer un espace devant lequel
je puisse rester jusqu’à la fin du monde. »
Il existe de multiples façons de regarder un tableau. On peut jouir de ce qu’un tableau représente, on peut se demander, encore, comment l’artiste l’a réalisé, quelle était son intention, quel bénéfice psychologique il attend d’en tirer. De même qu’il y a plusieurs manières de regarder un tableau et de lui trouver un sens ou une justification, l’acte de création a lui aussi maintes finalités. On peut créer, artiste, par vanité (laisser quelque chose de soi au monde),
par désœuvrement (s’occuper), par habitude (la pratique comme routine), par plaisir
(le bonheur de faire quelque chose d’inédit ou d’expérimental). L’erreur, peut-être, est de considérer la création artistique, la Schöpfung, comme un processus à même d’être homogénéisé, universalisé, identique pour tous les créateurs.
Venons-en à la peinture d’Aurélie Gravas, artiste française établie à Bruxelles, pour signifier d’emblée qu’on l’appréciera en ces lignes au prisme de la spécificité, non de l’universalité. La manière d’Aurélie Gravas n’appartient qu’à elle. Élaborée par collage, par brossage, par tracé avec un sens très travaillé des agencements, elle échappe à toute narration, oscille entre figuration et abstraction, ne rejette pas la tradition, incarnée sans fard par les références à de grands aînés, quoiqu’en traçant une voie singulière. Autre point singulier que l’on prendra en considération : l’intitulé de cette nouvelle série de tableaux présentée cet hiver à Bruxelles, « Tipees », plutôt sibyllin. Le tipee ? Cet habitat amérindien, de toile et de bois, a pour caractéristique d’être plus précaire que solide, et nomade autant que sédentaire.
En une dizaine de tableaux de différents formats, Tipees expose à nos regards un univers coloré parfois figuratif, parfois abstrait. Ces compositions sont retorses à toute narration. On n’y raconte nulle histoire. On y fixe, plutôt, des situations.
Que voit-on ? Des natures mortes, bouquets de fleurs, bouteilles, fenêtres et autres éléments de mobilier. Des paysages naturels baignés dans la lumière sur lesquels viennent se poser ou s’agitent des éléments incertains, parfois géométriques. Les formes dominantes, s’agissant des tableaux de Tipees, privilégient la rondeur, plutôt que l’arête, et l’allusion, plutôt que la documentation. Plus flottantes qu’amarrées à l’espace, ces formes évoquent de loin l’arrière-plan de certains tableaux riches en végétation du douanier Rousseau. Côté couleurs, Tipees impose une dominante claire et lumineuse, contre l’obscur et l’effet de noirceur, parfois présent çà ou là.
Plénitude et mystère, en ces lieux non qualifiés, se disputent l’espace des toiles, un espace que l’artiste n’occupe pas en all over, souvent laissé vierge, sous l’espèce d’amples réserves. Le résultat, qui tend vers Miro, Morandi, Calder, Paul Klee, le Picasso de La joie de vivre (1947), Yves Tanguy, sollicite l’œil et le repose, en un même mouvement dynamique et posé. Quelques rares portraits émergent dans cet ensemble peu humanisé. Ils sont mal définissables, et plutôt archétypiques. Relevons, entre ceux-ci, celui d’une grenouille verte ou encore la silhouette colorée d’une femme traitée en style Sonia Delaunay.
Autant le reconnaître : trop froide, trop documentaire, la description engagée ici des tableaux de Tipees manque son but. Optiquement, Tipees – l’ensemble des peintures exposées – s’appréhende en effet comme un tout, non comme une addition de parties disparates. L’œil du spectateur s’y confronte à un paysage d’humeur, à l’équivalent d’un panorama psychologique où la partie concourt au tout et où l’ambiance générale importe bien plus que l’esprit particulier que sécrète chaque tableau. L’effet d’immersion sensible, pour l’occasion, prévaut comme il prévaut quand on contemple, sertis dans le musée de l’Orangerie, les Nymphéas de Claude Monet. Tipees est en vérité un groupe peint, atmosphérique, fédéré comme un ciel aux nuances diverses mais unique, tout concourt à en faire une entité.
Une entité paradoxale, faut-il le préciser. Pourquoi ? Le tout, d’une homogénéité notoire, naît d’un processus méticuleux, réalisé point par point.
Lorsqu’elle peint, Aurélie Gravas procède non à coups de grands gestes définitifs mais, tout au contraire, par accumulation de gestes différents les uns des autres, singularisés. Cette artiste, toujours, cérébralise son propos et son geste. Elle n’entreprend ses tableaux qu’avec précaution, et de son aveu, au terme d’un long temps de réflexion. Premier moment : Aurélie Gravas dispose sur la toile, avant de les y coller, quelques formes prédécoupées dans du papier, une technique utilisée en son temps par le dernier Matisse avec ses Gouaches. Ces formes découpées, qui peuvent avoir été peintes séparément, sont ensuite accompagnées de tracés faits cette fois directement sur la toile, de façon non homogène. Certains de ces tracés sont peints à la bombe mais d’autres le sont à l’huile, d’autres encore sont dessinés au fusain. Fragmentation des gestes exécutés, division des différents éléments venant se combiner dans la toile : cette fabrique s’assimile à une création à tâtons, à une construction relevant de l’agencement sinon du jeu de patience. De même que l’on ouvrirait un chemin ou, comme invite à le formuler l’intitulé Tipees, de même que l’on construirait une maison, mais alors une maison non préfabriquée, brique à brique, sans nul plan de montage.
Aurélie Gravas, avec Tipees, conçoit l’équivalent d’une suite. Ce terme « suite », avantageusement, sera compris en son sens musical : la juxtaposition et l’enchaînement de mélodies pouvant dissoner les unes les autres mais servant toutes un même dessein. L’artiste n’est pas une expressionniste, surtout pas. Rien, dans sa peinture, n’est jeté, lâché ou évacué comme une gloire ou comme une sanie. Chaque tableau, plutôt, est une élaboration où l’on pèse chaque nouvel agencement des formes, une cosa mentale. L’artiste y met en forme un territoire visuel, territoire visuel dont on pressent qu’il est aussi un territoire psychique ou, mieux dit, un autoportrait extériorisé sous la forme d’un paysage d’événements picturaux d’apparence impersonnelle mais en réalité très personnels.
Aurélie Gravas a recours à l’art comme à une stratégie de vie et de survie. Créer, dans son cas spécifique – sans le moindre désir de démontrer quelque chose, ou de faire école –, c’est bâtir un lieu de protection, havre contre tout ce qui vient menacer la vie. L’atelier, milieu cloîtré et à part du monde qu’elle apprécie fortement, où elle passe de longues journées, parfois à juste contempler ses tableaux, est un abri. Le bunker de l’individualité protégée, préservée.
Tipees ? Venons-en à ce que suggère l’intitulé de cette série de tableaux, une métaphore de l’art comme habitat. Aurélie Gravas, par le biais de la peinture – tout à la fois l’activité, qui demande du temps, et les tableaux réalisés, qui constituent une victoire sur le vécu et sur toute adversité –, fait de sa création une sorte de nid, de zone de repli salutaire où l’on peut échapper aux vicissitudes du présent. Quoique contemporaine d’une actualité lourde et souvent cruelle, sa peinture entend rester distante de toutes réalités douloureuses de notre présent. En lieu et place, dans une perspective qui est celle de l’échappée et du surmontement, elle use de l’art comme de cette pratique armée qui permet à la vie d’échapper à ces drames. Indifférence ? Non. Changement de territoire, en l’occurrence. Aurélie Gravas peint pour ne pas laisser le désarroi, le scandale ou la peur prendre les commandes, pour se ménager la possibilité de la sérénité, cette donnée devenue si rare dans nos vies stressées.
Il en va en fait de l’acte de peindre, chez cette artiste à la fois puissante et fragile, comme d’un acte d’autoprotection, contre deux destructions potentielles. D’une part, la destruction à quoi expose le dehors – rien n’y est au juste apaisant longtemps, et de multiples menaces, toujours, rôdent en lisière. D’autre part, la destruction à quoi expose la peur de ne pas être à la hauteur de la dureté du monde, une peur qui vous fait préférer le confinement stérile, voire l’autodestruction préventive. Peindre dans l’atelier devenu un « tipee », engendrer une peinture qui est comme l’existence dans le « tipee », au creux de l’atelier, ce lieu entre tous élu d’Aurélie Gravas, sa Terre promise, permet de mieux négocier avec soi. Permet de juguler d’éventuelles paniques en les convertissant en formes. De les juguler, ces paniques, mais pas de les éteindre tout à fait ou à tout coup, précisons-le : le tipee n’est pas une forteresse, il reste un habitat fragile, il est aussi un habitant flottant qui se meut avec le mouvement de la vie sans pouvoir toujours échapper à ses contraintes et ses aléas problématiques.
Aurélie Gravas : son art se lie avec l’espérance de la paix, du repos, de la vie se changeant en une éternité tranquille. Peindre, dans cette forme singulière de nidification, ouvre une parenthèse, et stabilise le vécu, tandis que la menace ne s’éteint pas mais reste à la porte du tipee
Janvier 2020
Paul Ardenne est écrivain et historien de l’art.
Il est notamment l’auteur de Art, le présent (2009).
Format | 190 x 260 |
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Pages | 76 |
ISBN | 9782356877017 |
Date de parution | 21/12/20 |